Les enfants sont intelligents, et c'est génial d'être parent
La dimension de plaisir et même de plaisir intellectuel est très peu abordée dans le discours contemporain sur l’éducation. Pourtant, elle est au centre de l’acte éducatif, même de manière totalement inconsciente. Nous transmettons notre culture, nos modes de pensée, nos manières de réfléchir et, si nous y sommes attentifs, nous pouvons nous rendre compte à quel point nos enfants aussi, nourrissent notre esprit tout au long de notre vie de parent.
J’y suis sensible parce que c’est au cœur du type d’éducation que j’ai reçue. Les parents des années 1970 étaient portés par un renouveau du regard sur l’enfant, davantage reconnu dans sa singularité au sein de sa famille, et son éducation, moins autoritaire. François Dolto a commencé à publier en 1971. Les émissions qu’elle co-animait sur France Inter, dans lesquelles elle répondait aux questions des auditeurs ont largement contribué à diffuser ses idées auprès du grand public, sont diffusées de 76 à 78. Le nouveau musée, le Centre Pompidou, qui ouvre au cœur de Paris en 1977, propose à la fois une galerie des enfants et des ateliers qui leurs sont spécifiquement destinés, c’est une grande innovation en France. On peut aussi rappeler que 75, c’est l’année du collège unique, une manière de dire que tous les enfants de France sont éducables.
Une partie des enfants nés à cette époque ont donc été élevés différemment. Et pour mon plus grand bonheur, j’en ai fait partie. Durant toute mon enfance, mes parents m’ont parlé de tout ce qu’ils avaient appris quand ils étaient petits ou jeunes: de l’antiquité à la géologie en passant par la littérature, ils m’ont montré des films et fait lire des romans, des BD ou des essais… La première personne qui m’a parlé de Pierre Bourdieu, c’était ma mère. Je crois qu’ils étaient les premiers de leur famille à donner sciemment une part intellectuelle à leur éducation, je pense que le plaisir évident qu’ils éprouvaient à me transmettre des savoirs et des idées et aussi à me connecter à leur/la culture a ancré en moi l’envie de devenir parent à mon tour. Ça avait vraiment l’air trop bien.
Eduquer, c'est stimulant
Cette vitalité éducative des années de ma prime enfance semble avoir fait progressivement place à un discours dominant plus inquiet (et souvent légitime), sur les difficultés à être parent. Nous vivons tout de même l’époque qui a inventé le burn-out parental. Pour me plonger régulièrement dans les textes de conseils parentaux des livres ou d'internet, je crois que ce qui me semble le plus décalé, c'est le discours assez «sec» qui y est déployé sur l’enfance. Y dominent les conseils de maternage, les recommandations sur la santé et les recettes pour se faire obéir (ou pour avoir des enfants conciliants si on est adepte de l’éducation «positive»). Ces préceptes sont parfois lourds, même sexistes (ah, le rôle de la maman!) et bien souvent contradictoires sur les soins, le fait de manger sainement, de se coucher tôt et de se faire respecter/ne pas se fâcher. Ce type de lecture me fait, au mieux, angoisser et m’enlève, au pire, toute envie d’avoir des enfants. Les recommandations éducatives fonctionnent un peu comme celles qui concernent les régimes: on n'y arrive jamais comme on le voudrait! Mais, elles passent surtout à côté de leur sujet –les enfants ne sont pas le sujet, ce sont les parents. Et font oublier qu’avoir des enfants, c’est bien plus.
Il est bon de s'en rappeler lorsque on est pris dans le tourbillon des doubles journées. Je ne sais pas vous, mais je n’ai pas fait des enfants pour savoir si je pouvais me faire obéir/comprendre et tester ma capacité à encaisser l'absence de sommeil (mauvaise)... Pas plus que pour m’interroger sur l’allaitement, le biberon ou la nourriture équilibrée (mais j’ai passé du temps à m’interroger) car, au fond, ce n'est le plus intéressant. J’ai fait des enfants portée par cet obscur besoin de me reproduire, par amour (oui, comme beaucoup de gens) mais aussi parce que je pense que les enfants sont des vraiment gens intéressants. Et les éduquer, c'est stimulant.
Les enfants sont intelligents
Même sans observer les bébés à la loupe, on peut se rendre compte qu’ils font beaucoup de choses intelligentes, ce sont, par exemple, de patients expérimentateurs: observer un petit empiler des trucs, faire un petit jeu de construction, essayer d’attraper quelque chose: ils sont patients et refont le même truc des centaines de fois, comme des chercheurs! C’est la scientifique Alison Gopnik qui a popularisé cette comparaison, elle rend grâce à l’intelligence des bébés. Les bébés savent faire des choses qui sont très compliquées pour nous. Par exemple, saviez-vous que les enfants apprennent à parler en faisant des statistiques? Ils repèrent les syllabes qui sont associées et finissent pas discriminer les mots. C’est pour cela que les mots souvent prononcés isolés comme papa ou maman sont rapidement connus. Mais pour comprendre que, tuboistonbiberon, c’est plusieurs mots, il faut avoir entendu tu/bois/ton et biberon séparément des centaines de fois. De même, c’est parce que les tous petits vont entendre souvent «unéléphant» qu’ils vont dire le «néléphant». C’est plus que mignon, c’est génial..
Ensuite, chaque vraie conversation avec des enfants me/nous montre à quel point leur vive intelligence ne demande qu’à être encouragée et parler avec ses gamins donne tout son sel à la parentalité. Répondre à des questions qui vous obligent à réfléchir: la vie sur d’autres planètes? La vie de Jésus? Que se racontaient les hommes préhistoriques? L'infini. J’avais quitté la métaphysique depuis les cours de philo, mais les questions sur la vie et la mort, où on était avant la vie, où on sera après la mort, qui on serait si on était né à une autre époque –pourquoi est-on qui on est? font partie de mon quotidien. Et puis, un jour où mon fils m’a demandé si l’amour c’était un truc qui s’apprenait...
Des questions que posent beaucoup de gamins et qui les intéressent comme le montre le succès grandissant des ateliers philo de la maternelle au collège... Tout se cultive, d’une certaine manière, surtout réfléchir, et il faut le dire à ses enfants. L’intelligence n’est pas spécialement innée (et ne se transmet pas par la mère comme je l’ai lu des dizaines de fois). Comme le résumait le journaliste Gary Dagorn dans Le Monde, en réponse à cette rumeur pseudo scientifique:
«Bien que les chercheurs ne soient pas d’accord sur la part exacte du rôle de la transmission génétique, ils s’accordent à dire que de nombreux autres facteurs ont une influence certaine sur l’efficacité de nos capacités cognitives, comme l’environnement ou l’éducation. (…) L’éducation et l’environnement social et culturel ont une influence aussi déterminante que la génétique dans le développement intellectuel d’un enfant. Une étude publiée en 1994 et portant sur des enfants de trois à six ans soulignait que le quotient intellectuel des enfants étudiés est moindre lorsque ceux-ci souffrent de problèmes de nutrition ou ne bénéficient pas d’une éducation non formelle.»
Donc l’éducation, c’est tout simple: nourrissez vos enfants, au propre comme au figuré. C’est bien pour cela que les familles Instagram sont déprimantes: enfants mignons, intérieurs mignons, papas mignons... Les enfants ne sont pas des objets décoratifs (je ne dis pas ça parce que les miens passent leur vie en survêtements). Que disent-ils? Que pensent-ils? Que font-ils de leurs journées? Enfance esthétique et muette. Les vrais enfants que je rencontre dans mes reportages ou dans ma vie évoluent dans des décors moches, se racontent des histoires compliquées, parlent de Donald Trump et de Marine Le Pen. On peut discuter avec eux, c’est drôle, profond, instructif. Et, faites le test: expliquez la politique à des enfants de moins de dix ans, vous en apprendrez beaucoup sur ce que vous pensez vraiment.
Féminisme
Je m’interroge sur la manière dont on parle des enfants et sur qui parle des enfants. Des femmes (regardez les auteurs, toutes générations confondues, c’est effrayant), regardez qui, dans la presse, écrit sur la parentalité et les gamins. Peut-être, mais c’est une hypothèse de travail, finissons-nous, mères féministes, par nous faire piéger dans les clichés que nous souhaitons dénoncer. Et je crois aussi que, occupées que nous sommes à dénoncer les inégalités face aux taches éducatives (80% des taches domestiques et les trucs les plus dévalorisants sont effectués par les mères), nous omettons, parce que ce n’est pas le sujet, de parler de la grâce, y compris pour l’esprit, qu’on trouve dans la fréquentation assidue des enfants.
D’ailleurs le succès public de Céline Alvarez (et des pédagogies alternatives apparentées à la pédagogie Montessori) provient à mon sens, du fait que s’y déploie un discours positif sur l’enfance à destinations des parents et que les enfants y sont perçus comme naturellement intelligents et éducables. Et oui, ils le sont, ils le sont tous. Il est essentiel de le dire, de le rappeler et de donner confiance aux enfants dans leurs capacités. Aujourd’hui, des enquêtes affirment que la France produit la jeunesse la plus pessimiste du monde.
Cette bienveillance doit pouvoir trouver sa place à l’école. Une réflexion, par ailleurs débattue, a commencé dans l’institution. Mais ce qui saute aux yeux quand on est face à une classe, ce qui m'a sauté personnellement aux yeux, c'est la sagacité et la pertinence des élèves. Ce n’est quelque chose que j’ai pu évaluer, mais certains élèves, même parmi les plus faibles, pouvaient avoir des réflexions qui témoignaient d’une intelligence cristalline. La curiosité des adolescents, leur esprit de contradiction et leur regard surpris sur le monde accompagnés d'un sens parfois comique de la confusion rendent les discussions avec les élèves délicieuses. Christian* est enseignant de français, il retranscrit certains de ses échanges de classe sur Facebook, je les lis toujours avec délice. Voici le dialogue qu'il rapporte lors d'un cours de français de sixième:
«Attendez, le Buveur boit pour oublier qu’il a honte de boire?– Mais ça n’a pas de sens, dit Camélia, il devrait simplement arrêter de boire.– Oui, justement, Saint-Exupéry souligne que c’est un comportement absurde.– Dites, j’ai une question, dit Yildiz: est-ce que le champagne c’est de l’alcool?– Mais non, répond Parfaite, bien sûr que non, puisque le champagne, c’est à la pomme.– Moi, j’en bois à Noël, dit Camélia. C’est bien qu’il n’y a pas d’alcool, réfléchis. Mais, monsieur, moi, j’ai une autre question.– Je t’écoute.– Est-ce que l’alcool c’est une drogue?– Alors... Oui, l’alcool est une drogue, parce qu’on peut y devenir dépendant, et que ça change notre comportement.– Le Buveur, alors, c’est un drogué? demande Hadjar.– C’est vrai qu’il y a des alcools plus forts que d’autres? demande Kaïs.– Dites, monsieur, si quelqu’un boit une bière le mardi, une bière le jeudi, et une bière le vendredi, est-ce qu’il est bourré le vendredi?– ‘‘Ivre’’, Camélia, on dit ‘‘ivre’’. Et non, ça ne marche pas comme ça. Le corps élimine au fur et à mesure.»Yildiz, Parfaite, Camélia, Hadjar, Kaïs, Sidi et Ali lèvent la main.«C’est pour reprendre sur Le Petit Prince ou parler d’alcool?– C’est pour parler d’alcool. Je voulais savoir comment ça marchait pour que ça change le comportement.– Vous devriez plutôt demander ça à votre professeur de SVT.»
La classe fait le silence un temps, puis la petite voix de Camélia, timidement, demande: «Elle boit tant que ça?» C'est naïf, drôle et pertinent –comme beaucoup de conversations avec des gamins– tellement plus réflexif que des tonnes d’échanges vides et stéréotypés avec des adultes.
Les enfants stimulent l'intelligence
Enfin, il faut mettre en avant le fait que la compagnie des enfants est en elle-même stimulante intellectuellement. D'une part parce que les enfants, c’est l’altérité. Ils sont petits, différents dans leur rapport au monde, surprenants. En tant que parent, il faut bien les observer et être malin pour tenir compte de leurs besoins/désirs mais aussi déjouer leur impatience et gérer leur farouche désir de retenir constamment votre attention. Enseigner la patience à un enfant et même, un ado, demande beaucoup d'agir progressivement et d’employer des stratégies sophistiquées. Ensuite, parce que nos propres enfants sont pleins de surprises, contemplatifs ou au contraire très dynamiques, il nous faut nous attacher à comprendre ce qui leur convient, aller dans leur sens sans les enfermer dans leurs inclinaisons. Elever des enfants peut nous rendre infiniment plus tolérants.
La psychiatre Marie-Rose Moro dirige la Maison de Solenn et rencontre beaucoup de familles dans cette institution créée spécifiquement pour accueillir les adolescents, elle constate que l’époque n’est pas à la tolérance:
«Les ados se sentent peu écoutés, ils ont le sentiment que ce qu’ils pensent n’intéresse personne. Les parents de leur côté expriment parfois une déception vis-à-vis d’adolescents dont ils attentent énormément. On voit que dans les familles privilégiées les activités à objectif didactique cannibalisent le temps familial, dans d’autres milieux ce temps manque tout simplement. Pourtant, les moments d’échanges informels, les activités sans objectifs précis sont essentielles à toute la famille. Il faut cesser de négliger le temps de la conversation.»
Le temps est bien au cœur de la problématique éducative. Ce temps de conversation informelle est également un facteur de réussite scolaire, et cela, dans tous les milieux comme l’expliquaient les analystes de l’OCDE l’étude Pisa il y a quelques années:
«L’écart de performance en compréhension de l’écrit associé à l’engagement parental est plus important, en moyenne, lorsque les parents lisent un livre avec leur enfant, discutent avec ce dernier de ce qu’ils ont fait dans la journée ou lui racontent des histoires.»
Pour revenir à la dimension culturelle de l’éducation, oui, si on aime lire, le plaisir de lire des histoires et de voir ses enfants lire (la meilleure méthode semble d’être soi-même un lecteur) reste inégalable. Regarder des films ensemble, quoi de plus simple et cool. Et pourquoi pas de bons films? Rien ne nous oblige à regarder uniquement des films d’animation, quel plaisir de faire découvrir Chantons sous la Pluie, La Mélodie du bonheur, Peau d’âne (remplacez par les titres qui vous conviennent) à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler? Ça rattrape pas mal les otites et les gastros.
Rester jeune
Faire la cuisine, apprendre les règles d’un jeu et jouer (sauf au Monopoly mais c’est personnel), bricoler… Toutes ces activités nous obligent à expliquer beaucoup de choses, à être pédagogues. Toute tentative de faire accéder l’enfant à un savoir ou un savoir-faire demande de mobiliser son intelligence. Et c’est quelque chose qu’on devrait valoriser dans la parentalité.
Dans ma recherche de tout ce qui pouvait nous rendre heureux en tant que parent, j’ai demandé au sociologue François de Singly, auteur de Comment aider l’enfant à devenir lui même ? en 2010 comment il s’emparait lui, qui a tant parlé de la famille, de ce sujet.
«Il y a un plaisir intellectuel à se faire éduquer –on apprend le monde moderne et on reste jeune– ce qui est un impératif de nos sociétés. Je pense à Margaret Mead qui a écrit en 1968 sur le “fossé des générations” et cherche à nous sortir de la culture “postfigurative” (les enfants ont tout à apprendre) pour passé à un mode d’éducation basée sur l’échange. Au fond, on pourrait dire qu’un enfant, c’est moyen gratuit d’avoir une formation tout au long de sa vie et de comprendre la société contemporaine. C’est un peu pareil quand on est prof d’ailleurs, on se tient au courant des modes, des modes de pensées, de la culture du temps présent. J’ajoute que nos enfants nous permettent de ne pas être nostalgiques ou du moins d’éviter de nous complaire dans la nostalgie comme c’est trop souvent le cas parmi les gens de ma génération.»
Parents, il nous faut avoir l’intelligence de la confiance, en nous-mêmes et en nos enfants. Nous avons encore plus de profit à tirer de leur éducation que nous ne pouvons l’imaginer.
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